mardi 30 août 2011

Sophie

Je souhaitais rendre, dans ces colonnes, un digne hommage à Sophie d’Houdetot. Les textes suivants issus des Souvenirs de Elisabeth Vigée-Lebrun, publiés aux éditions Des Femmes, et que je remercie Florence Barthélémy de m’avoir fait découvrir, me le permettent.

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Elisabeth Vigée-Lebrun commença sa carrière à quinze ans, vers 1770. Portraitiste magnifiquement douée, elle fut contrainte à l’exil pendant la révolution française. Elle voyagea alors dans tous les pays d’Europe et peignit, comme elle en eut toujours le goût, des femmes dont elle sut chaque fois percevoir la beauté.

La Comtesse d'Houdetot

J’ai connu la comtesse d’Houdetot longtemps avant la révolution; elle s’entourait alors de tout ce qu’il y avait à Paris d’hommes d’esprit et d’artistes célèbres. Comme j’avais un grand désir de la voir, madame de Verdun, mon amie, qui la connaissait intimement, me conduisit à Sannois, où madame d’Houdetot avait une maison, et me fit inviter à passer la journée. Je savais qu’elle n’était point jolie, mais d’après la passion qu’elle avait inspirée à Jean-Jacques Rousseau, je pensais au moins lui trouver un visage agréable; je fus donc bien désappointée en la voyant si laide, qu’aussitôt son roman s’effaça de mon imagination ; elle louchait d’une telle manière, qu’il était impossible, lorsqu’elle vous parlait, de deviner si c’était à vous que s’adressaient ces paroles; à dîner, je croyais toujours qu’elle offrait à une autre personne ce qu’elle m’offrait, tant son regard était équivoque; il faut dire toutefois que son aimable esprit pouvait faire oublier sa laideur. Madame d’Houdetot était bonne, indulgente, chérie avec raison de tous ceux qui la connaissaient, et, comme je l’ai toujours trouvée digne d’inspirer les sentiments les plus tendres, j’ai fini par croire, après tout, qu’elle a pu inspirer de l’amour.



Notes biographiques

Madame d’Houdetot est restée le plus aimable type de la société française du dix-huitième siècle ; elle en est la vive et gracieuse expression; toute française par l’esprit, le cœur et les grâces cavalières, légère dans son allure, mais fidèle à ses sentiments, comme le constate Jean-Jacques Rousseau en soupirant.

« Ce n’est pas quelques pages, c’est un volume qu’il faudrait lui consacrer », dit fort bien M. Paul Boiteau, dans l’appendice de son excellente édition des Mémoires de madame d’Epinay, où il est si souvent question de madame d’Houdetot. « Elle fut si bonne, si simple, si vraie, si douce, si décente, et elle a laissé de si jolis mots pleins de cœur, et de si jolis vers pleins de simplicité et de grâce !

« Sa vie fut longue et constamment heureuse. Laclos a dit d’elle, lui qui n’était pas toujours indulgent : « Madame d’Houdetot vécut avec des athées, avec des dévots, avec des prudes, avec des étourdis, et vécut avec tous sans leur sacrifier rien de son caractère primitif : ils n’eurent pas également à s’en louer; aucun n’eut à s’en plaindre. » De toutes les compagnies, et du plus grand monde, même du monde de la cour, madame d’Houdetot, l’amie de la reine, Marie Leczinska, de Necker, du maréchal de Bauveau, n’eut pas à gémir lorsque l’ancienne société disparut. Elle jugeait les événements et les hommes avec cette sérénité qui est le fond de la vraie philosophie, et on lui en savait gré. Qui, d’ailleurs, après 1789, eût osé toucher au bonheur de celle que Jean-Jacques avait uniquement aimée ?

« Sur la fin de sa vie, madame d’Houdetot parlait de Rousseau sans détour et avec une juste amitié. Elle déclarait que Grimm avait eu de grands torts envers lui. Son buste et celui de Saint-Lambert étaient dans son jardin de Sannois, et elle disait : « Ce sont des amis dont je conserve le souvenir. » Saint-Lambert qui était devenu rigoureux pour Rousseau, ne put jamais l’engager contre sa mémoire dans la querelle des philosophes, et ce qu’elle en pensait de plus sévère, c’est qu’elle écrivit de sa main sur l’exemplaire de la Nouvelle Héloïse que Jean-Jacques copia pour elle.

« Ce manuscrit, dit-elle, fut pour moi le gage de l’attachement d’un homme célèbre; son triste caractère empoisonna sa vie, mais la postérité n’oubliera jamais ses talents. S’il eut l’art, trop dangereux peut-être, d’excuser aux yeux de la vertu les fautes d’une âme passionnée, n’oublions pas qu’il voulut surtout apprendre à s’en relever, et qu’il chercha constamment à nous faire aimer cette vertu, qu’il n’est peut-être pas donné à la faible humanité de suivre toujours. »

« Madame d’Epinay nous ferait croire que M. d’Houdetot ne rendait pas sa femme heureuse, mais ce serait une erreur. Il lui laissait toute sa liberté, et, dans leurs vieux jours surtout, il témoigna souvent le regret de n’avoir pas eu le droit de prétendre occuper tout son cœur. En 1793 (l’année où mourait la femme que, de son côté, il aimait depuis plus de quarante-cinq ans), il faisait toutes les boutiques de Paris, un jour de disette et d’émeute, afin de trouver de la poudre pour les cheveux de madame d’Houdetot, qui, alors encore (elle avait soixante-cinq ans) étaient admirables. C’était, dit-on, un beau vieillard à cette époque. Il ne mourut qu’en 1806, ayant jusqu’au bout respecté la liaison de sa femme et de Saint-Lambert, qui paraissait être le véritable maître de la maison, et qui, surtout à la fin, se permettait seul d’être jaloux. On raconte à ce propos que, lorsque M. et Madame d’Houdetot célébrèrent la cinquantième année de leur mariage, l’apoplectique Saint-Lambert fit une scène fort inattendue. Madame d’Houdetot était, du reste, aux petits soins pour lui, et jusqu’à en paraître ridicule. On se retirait chez elle à dix heures, lorsqu’on était à la campagne; mais elle restait jusqu’à minuit à jouer au loto avec Saint-Lambert. L’heureux homme qui, pendant plus de cinquante ans, fut le maître absolu d’une telle âme ! Ce n’était pas au moins faute d’esprit qu’elle s’assujettissait de la sorte, ni par un sentiment d’admiration excessive pour le poète, car elle a fait peut-être plus de vers à rappeler que Saint-Lambert. Lors de sa dernière maladie, Saint-Lambert lui disait : « Mourons ensemble. – Vivons ensemble », répondait-elle. Et M. d’Houdetot, au spectacle d’une amitié si constante, ne pouvait s’empêcher de dire : « Ah ! nous aurions été bien heureux ! »

« Il avait commencé, en effet, par être joueur, mais un jour qu’il revint, ayant perdu une si grosse somme qu’il lui fallut recourir à la dot de sa femme, elle lui fit jurer de ne plus jouer, et il ne joua plus jamais. C’était donc, à n’en pas douter, un honnête homme. Il n’était pas non plus si ladre, et quand madame d’Epinay, Francueil et toute la compagnie en 1751, vinrent faire à sa terre de la Meilleraye la visite qui rendit madame d’Epinay si malheureuse, il y eut dans ses bois une promenade aux flambeaux dont on garda longtemps le souvenir, et qui parut quelque chose de royal.

« Ce Saint-Lambert, dit quelque part madame Du Deffand, est un esprit froid, fade et faux; il croit regorger d’idées, et c’est la stérilité même. Sans les roseaux, les ruisseaux, les ormeaux, il aurait bien peu de choses à dire »

« Il y a du vrai dans cette boutade, mais il était élégant, mais il aimait la nature, sans savoir bien la chanter, et, tout en vivant dans les cercles les plus raffinés, c’était par le sentiment des grandes pensées naturelles qu’il s’était longtemps senti de l’affection pour Rousseau. Parfait honnête homme, en outre, il n’avait pas deux morales ou deux justices, comme Grimm et tant d’autres. C’est l’ensemble de ces qualités que madame d’Houdetot aima en lui si fidèlement. Reçu à l’Académie française en 1770, il venait d’être, en 1803, appelé dans la classe de l’Institut qui la remplaçait lorsque, le 9 février de cette année, il mourut dans les bras de son amie.

« La mort de madame d’Houdetot fut plus douce encore. Toute sa famille l’entourait lorsqu’elle ferma les yeux, la tête libre, et achevant de parler du plaisir qu’elle avait senti à vivre, comme une élève de Platon. Elle expira le jeudi 28 janvier 1813.

« Elle avait trouvé pour ses tous derniers jours un ami selon son cœur qui remplaça Saint-Lambert, M. d’Houdetot et tous les amis disparus. C’est M. de Sommariva, l’ancien vice-président de la République cisalpine, qui, jeune encore, vint, au commencement de l’Empire, vivre à Paris et y dépenser dans la grande culture et en collection d’œuvres d’art une des plus belles fortunes de l’époque. M. de Sommariva possédait, avec les terres de M. de Bellegarde, les plus précieux souvenirs de la famille, et c’est le culte des souvenirs qui fit que madame d’Houdetot aima si tendrement le dernier venu. Elle écrivit dans son testament : « J’ordonne que mon cœur soit mis à part et porté dans le tombeau de mon père et de ma mère, à Epinay. » Mais ce tombeau se trouvait dans la chapelle domestique du château, et depuis 1789 la loi défendait les inhumations ailleurs que dans le terrain public. Le cœur de madame d’Houdetot fut donc mis dans le cimetière d’Epinay. »

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